• ADRIENNE

    ADRIENNE

     

    Théo surveille du coin de l'oeil la Mamie qui porte avec soin la tasse à ses lèvres car il a l’étrange sensation que son regard se pose régulièrement sur lui, un sentiment que l'on apprend vite en tôle et comme il n’en connaît pas la raison, ça commence à lui pomper le jonc !

    - Pardon Monsieur vous êtes du quartier ?

    Théo sursaute et tente de faire bonne figure, autant la valider civilisé en sortant du placard.

    - On peut dire ça comme ça… je sors de là-bas.

     Il ponctue en désignant du menton la direction de la prison. La femme aux pommettes ridées hausse les sourcils.

    - Vous êtes gardien de prison ?

    - Pas vraiment…

    - Vous êtes ouvrier à l'entretien ?

    Théo commence à se poser des questions.

    - Vous le faites exprès ? Je sors de tôle, je viens d'être libéré et j'aimerais boire mon verre tranquille.

    La vieille dame semble rougir et baisse les yeux.

    - Excusez-moi, je suis désolée.

    - Il ne faut pas !

    Il porte de nouveau son verre aux lèvres et laisse doucement son palais se rafraîchir aux senteurs de l'anis quand la petite voix se fait de nouveau entendre.

    - Remarquez…

    - Quoi encore ?

    - Je me disais que c'est peut-être une coïncidence heureuse ?

    - Je commence à me le demander…

    Elle repose sa tasse délicatement et le regarde avec tendresse.

    - Vous n'avez donc rien à faire ces temps-ci ?

    - Si, savourer ma liberté et, pendant que j'y pense, ma tranquillité.

    - Vous n'avez pas non plus beaucoup d'argent ?

    Ca, c'est le mot magique… il ne sait pas où elle veut en venir, mais si elle aborde le fric, sujet sensible, il se sent soudainement moins agressif et plus attentif.

    - On ne peut rien vous cacher.

    - Alors nous pourrions nous entendre, cher Monsieur.

    - Dites toujours ?

    La vieille dame pose un billet sur la table bistrot et se tourne vers lui avec un sourire attachant.

    - Je suis venue faire mes adieux à une cousine. En effet, je suis atteinte d'une maladie implacable et je n'ai plus beaucoup de temps devant moi pour mettre mes affaires en ordre. Or, il me faudrait quelqu'un pour me conduire en province, juste un aller et retour, je souhaiterais revoir une dernière fois ma filleule. Vous accepteriez de me conduire ?

    Théo ne cache pas son étonnement, ceci dit, il gamberge.

    - Je n'ai pas de voiture…

    Elle émet un petit rire amusé.

    - Ce n'est pas grave, je prends tous les frais à ma charge, la voiture, vos frais journaliers et même votre vestimentaire… ce ne serait pas du luxe, reconnaissez-le ?

    Il approuve d'un signe de tête. Pour lui c'est un coup de bol pas pensable, une aubaine pareille, c'est aussi courant qu'une complaisance de procureur. Ceci dit, afin de s'éviter une fausse joie, il veut tester la fiabilité de sa bienfaitrice.

    - Mais je suis tôlard, ça ne vous chiffonne pas ?

    - Vous ne vous êtes pas évadé au moins ?

    - Je n’ai jamais réussi.

    - Alors vous êtes au contraire celui qu'il me faut, je sais au moins à quoi m'en tenir.

    - Bien parlé la petite dame, je ne prendrais pas le risque d'y retourner de sitôt.

    - C'est exactement ce que je pensais.

    Son regard détaille la tenue vestimentaire de son interlocutrice, un chapeau en crêpe un peu ridicule avec un voile noir qui ne parvient pas à masquer son rouge à lèvres criard en cul de poule sur un visage fardé à outrance. Seul son chemisier immaculé tranche avec le tailleur noir sur lequel brille de tous ses feux une broche rutilante. En baissant son regard, il découvre des collants épais comme des galettes bretonnes, des remboursés Sécurité Sociale et des bottines torturées, d'un autre temps. La paire vaut le coup d'oeil, elle est enveloppée par un cirage aussi gras qu'une nappe de goudron entretenue par une brosse à reluire tenace et adepte du frottement intensif depuis des lustres.

    Pour lui, il n'y a pas à dire, des pompes pareilles ça se vend à l'Hôtel Drouot. Pas besoin d'être un faussaire pour leur donner un passé prestigieux. Ces engins là n'ont plus d'âge, ils ont encore du cuir, pour sûr, de l'épais, du biscornu, du bosselé à l'arthrite, du bombé à l'oeil de perdrix. Ces machins ont tout connu, les marches de l’Impérial, Germinal, l'exode, l'hiver cinquante six, les petits matins froids sur les boulevards, les soirées à l'Opéra, ça représente des kilomètres de queues ça ! De quoi faire pâlir de jalousie une gagneuse de vingt ans de métier rue Saint Denis.

    C'est bien simple, ils n'ont plus de forme, ils n'ont que des formes mais rutilantes.

    Un pied normal et de bonne pointure ne peut plus s'enfiler ça, c'est le vouer à la peine capitale ! Il en ressortirait dans un état irréparable, un défi pour podologue.

    En fait, si elle a certainement tout de la femme "bien mise" c'est du grand siècle, et encore, à mi-chemin avec celui des dites lumières, mais aujourd'hui ça fait franchement rétro, voire un tantinet marabout sur les bords. Elle ne doit pas s'en rendre compte car elle affiche un sérieux d'inquisiteur, celui avec lequel on ne badine pas, de la grande vertu dans toute sa hauteur.Ceci dit, agrémenté d'une pointe de tendresse

    quand elle le regarde, voire de compassion, ce qu'il interprète pour de l'innocence ou de la naïveté. Il pense en la détaillant qu'elle doit être en manque de charité et qu'elle veut faire le plein avec sa pomme.

    Tout de même, un dernier point le turlupine car l'appât du gain reste, avant tout, d'actualité...

    - Et vous lâcher combien pour ce boulot ?

    - Je vais largement dépasser vos espérances.

    - Oui, mais ça ne me dit pas combien…

    - Je ne vais pas vous le dire, mieux que ça, je vais vous le montrer.

    Théo reste incrédule, il pourrait bien la prendre pour une piquée, mais son ton posé et le sérieux qu'elle affiche la rend crédible. Elle sort de son sac un stylo et le lui tend.

    - Servez-vous de votre addition, je vais vous laisser mon adresse… Prenez une chambre d'hôtel non loin et venez me retrouver à dix- sept heures précises. Attention, soyez ponctuel, j'ai horreur d'attendre.

    Il acquiesce d'un signe de tête et la regarde se lever avec difficulté.

    - Je vous donnerai tout à l'heure une avance pour vos frais.

    Abasourdi, il observe la silhouette frêle et fragile s'éloigner à pas mesurés. L'idée qu'elle soit folle lui traverse réellement l'esprit, mais le fameux "avance pour vos frais" produit sur lui un effet magique, il va aller voir ça de près… Finalement, il n'a rien à perdre.

     

    ADRIENNE



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