• BASILE

    Basile


    Il était le plus jeune frère de trois enfants, issu de l’immigration italienne dans les années 30, 1932 pour être plus précis.

    Pour une famille italienne, ce n’était pas la meilleure période pour immigrer en France. Son père avait monté un petit garage de réparation automobile et s’était installé avec sa progéniture dans une ancienne plâtrerie à proximité, qu’il avait aménagée pour la rendre habitable.

    1940, l’invasion allemande, les premiers bombardements de la périphérie de Paris avaient fait exploser un entrepôt qui répandait un nuage suspect et qui affola les habitants, persuadés que les Allemands voulaient les gazer. C’est comme ça qu’il connut l’exode. Les routes embouteillées.

    Il m'a dit dernièrement, « tu sais, on pense savoir ce que c’était, mais non, il fallait le voir pour le croire, ça dépassait l’entendement » et il m’a parlé de tout ce qu’abandonnaient les gens au bord des routes pour pouvoir se déplacer : meubles, matelas, malles, voitures… cadavres. Il m'a parlé aussi de tous ces jouets, des milliers de jouets… « Au regard de l’enfant que j’étais, ça donnait un sentiment irréel ». Je l’écoute, il a la voix faible, il va mourir bientôt…  « Des populations entières se retrouvaient sur ces routes, comme un flot qui coulait vers le sud, spectacle ahurissant avec les troupes qui remontaient à contre courant, dernier espoir d’arrêter un ennemi invisible et partout à la fois. J’avais remarqué la fatigue de ces jeunes soldats qui devaient marcher depuis longtemps pour monter vers ce front fantomatique. A un moment nous étions à l’arrêt, à côté de nous il y avait une pièce d’artillerie qui attendait, les deux colonnes étaient figées… Ma mère était révoltée de voir que l’un des bois de cette pièce, cassé et effilé pénétrait dans le flanc de l’animal. La bête souffrait de sa plaie béante. Elle s’est dressée contre les soldats disant que si les hommes étaient assez fous pour faire la guerre, cet animal n’avait rien demandé, que c’était inhumain etc… Mon père n’arrivait pas à la calmer. Nous étions Italiens, ce jour-là ma pauvre mère a bien failli nous perdre tous. Si nous n’avons pas été tués c’est par la présence d’un officier. De dépit, elle a pris l’une de nos deux couvertures pour entourer le bois et atténuer les souffrances de l’animal. C’était la mère ça, une brave croyante. Rien ne pouvait l’empêcher de se dresser contre une injustice ».

    Il respire difficilement, il va mourir et l’ignore encore. J’ai les larmes aux yeux et il me faut faire des efforts surhumains pour contenir mon émotion. « Finalement les Allemands n’égorgeaient personne, alors le flot a fait demi-tour… Ils sont remontés, des jours et des jours. Une fois à Paris, nous étions surpris de voir les magasins d’alimentation forcés mais sans pillage apparent. En fait nous apprenions que les Allemands les avaient fait ouvrir pour nourrir la population, les commerçants avaient foutu le camp mais les Parisiens qui ne pouvaient partir n’avaient plus de nourriture. Même l’exode, il fallait avoir les moyens de le faire ! Ce n’est pas pensable… Puis il y a eu la libération. Un jour ma mère a failli être lynchée en faisant la queue pour le pain, c’est le boulanger qui s’est mis en colère « Que reprochez-vous à cette femme ? Ce sont des gens honnêtes qui ont partagé nos souffrances ! Si vous l’emmerdez, je ferme boutique et vous irez chercher votre pain en Amérique ! »

    Il continue et m’explique qu’une autre fois une voisine dans la file d’attente du poissonnier hurlait qu’elle était fasciste. Elle a fait tellement de tapage que les FTP sont venus. Tu sais, les FTP, n’étaient pas les plus fins. Ils ont voulu la fusiller comme collaboratrice et c’est le commissaire des Lilas qui est intervenu. Il lui a fallu beaucoup de courage… mais il l’a sauvée.»

    Il reprend doucement sa respiration. La suite je la connais, la paroisse, refuge de cette communauté maltraitée mais heureusement de culture chrétienne. Ca a beaucoup aidé ce flot migratoire, le certificat d’étude, le travail au garage avec son père. Il a suivi l’évolution des années cinquante, le klaxon deux tons, le pont élévateur, l’antiparasite, sa première dépanneuse, puis l’Algérie… trois ans. Il en est revenu choqué, il parle de la torture « nous étions révoltés, mais après, j’ai vu des choses terribles et on finissait par comprendre même ça ! En face c’était des fauves qui ne respectaient rien. J’ai vu des choses insupportables, j’ai vomi, plusieurs fois ».

    Enfin ses fiançailles et son mariage, son enfant... La mort de sa mère dans des souffrances terribles, à l’époque, la morphine, ce n’était pas pour les corps perdus. Puis son père. La vie.

    Aujourd’hui c’est son tour, le voilà mourant, ignorant qu’une bête à l’appétit féroce le dévore… feignant de l’ignorer, luttant pour ne pas y croire.

    Une vie quoi…


    BASILE

    Basile


    Tags Tags : , , , ,