• LES DENTS DE LA MÈRE

    LES DENTS DE LA MÈRE

    LES DENTS DE LA MÈRE

    Etrangement je remarque la voiture d’Elisabeth garée dans notre grange ce qui me perturbe passablement.

     Intrigué je descends retrouver maman qui est comme toujours devant ses fourneaux. C’est dingue ça, quelque soit l’heure du jour elle y est, lui supprimer sa cuisine et ses fleurs ce serait la priver de sa raison de vivre… Elle se retourne plus radieuse que jamais.

     - Tu as bien dormi ! Ça fait plaisir…

    - Plutôt oui, dis-moi, Elisabeth est là ?

    - Oui, tu peux dire qu’elle m’a fait une belle surprise !

    - Je m’en doute, mais j’aimerais comprendre ce qu’elle fait ici ?

     Angela s’essuie rapidement les mains et s’assoit sur une chaise avec une expression désolée.

     - Tout ça c’est à cause de moi, mon malaise a mis tout le monde en émotion.

    - Bien évidemment, mais elle ne devait venir que ce week-end ?

    - Elle m’a dit avoir pris trois jours et puis elle voulait me présenter son ami !

     Du coup je m’assois aussi.

     - Quel ami ? Elle est venue ici avec un mec ?

    - Antonin, un garçon charmant comme tout et qui présente bien…

    - Si elle nous l’amène ici, c’est que ce doit être sérieux ?

     Ma douce mère retrouve son côté italien à l’ombre des clochers, elle lève un index en guise de précision.

     - Attention, en tout bien tout honneur, je l’ai installée dans sa chambre, mais lui est dans la bleue ! J’attendais sa réaction mais il n’a pas fait d’histoire, c’est un garçon bien élevé…

    Il est sûr que toute tentative de rencontres nocturnes est un échec assuré, les deux chambres sont à l’opposé l’une de l’autre et le passage oblige à faire grincer le plancher devant la chambre de maman. Ma fille cadette, de toute façon, savait bien qu’en invitant son petit ami il n’aurait pu en être autrement.

    Je regarde ma mère verser mon café et me poser la tonne de victuailles pour un petit déjeuner classique malgré l’heure tardive.

    - Où elle est en ce moment ?

    - Elle a accompagné son petit ami dans le potager, elle doit le regarder travailler.

    - Parce qu’il travaille ?

    - Oui, il me ramasse quelques poireaux…

    - Tu as demandé à ce garçon qui s’est tapé la route de faire un truc pareil ?

    Elle a de la constance ma mère, en plus ma réflexion l’étonne, c’est limite si je n’ai pas été vulgaire.

    - Dis-donc, s’il a des prétentions avec une de mes petites-filles, il doit avant tout savoir comment ça marche ici ! Non mais… Tout le monde participe, alors, s’il veut faire partie de la famille il y met du sien, c’est tout !

    Je pense que ce garçon que je ne connais pas doit déjà être affranchi, quatre heure de route, probablement en partie de nuit et le voilà exilé avec son plumard au premier et équipé d’une fourche pour déterrer des poireaux… On fait plus accueillant.

    - Et il y a longtemps qu’il est à l’ouvrage, ce brave garçon ?

    - Deux bonnes heures, oh oui…

    - Attends, tu as combien de poireaux dans ton potager ?

    - Une douzaine, mais il fait aussi le paillage des arbustes, l’hiver va être rude…

    Je crois rêver.

    - Tu lui as aussi demandé de faire ça ?

    Elle se retourne avec de grands yeux étonnés.

    - Je t’en prie, ce n’est pas si fastidieux, comme le bois à ranger contre le mur aux figuiers, pour un gaillard comme lui, c’est trois fois rien !

    Là, elle me scotche littéralement, j’en oublierais presque de finir mon café explosif.

    - Tu plaisantes là… Tu ne lui as pas fait faire tout ça ?

    - Je lui ai posé la question, il m’a répondu oui très gentiment…

    - Tu sais bien qu’il ne pouvait pas dire non ?! Tu es vraiment gonflée.

    - Je lui ai prêté les bottes de ton père, ses gants et un coupe-vent, quand même.

    - Ah oui, tu as été généreuse et Elisabeth n’a rien dit ?

    - Parce qu’elle devrait dire quelque chose ?

    - Non, laisse tomber…

    Je préfère ne pas discuter, elle ne comprendrait pas. Le monde, selon Angela, est celui de Bergamo du temps des moissons à la main et des marchés en carriole tirée par un cheval, des maïs pendus aux balcons ou des veillées devant l’âtre où l’on faisait griller, en famille, les châtaignes dans des poêles troués, il n’est plus cohérent avec celui d’aujourd’hui. Pour elle le temps s’est arrêté avec "les bonnes mœurs", la bonne éducation et la messe matinale. Elle refuse depuis de voir la société telle qu’elle est : éprise de libertés au sens large, en abstinence de responsabilité, perverse, égoïste et jouissive.

    Donc l’autre pigeon a du s’offrir un effet bœuf en débarquant ici…

    A ce propos, je vois à travers la fenêtre ma fille Elisabeth revenir avec un panier de poireaux sous un bras et son "andouille" de l’autre. Je découvre un grand gaillard qui la dépasse d’une bonne tête, large comme un convoi exceptionnel, tout en muscles, le visage carré planté sur un cou de taureau. La cravate en bataille, sous un coupe-vent qui s’envole, le pantalon de costume enfilé dans les bottes il est rouge pivoine malgré le froid saisissant, c’est dire qu’il en a bavé le pauvre gars.

    En entrant, Elisabeth pose son panier et se jette dans mes bras.

    - Papa ! Tu es levé… J’ai une surprise pour toi, je te présente Antonin.

    Elle s’écarte pour que je prenne la main tendue de l’homme en sueur.

    - Mon pauvre garçon, on ne vous a pas loupé…

    - Non, ce n’est pas grave du tout, je suis heureux d’avoir rendu service à Angela.

    - Taisez-vous malheureux, elle vous écoute !

    - Et alors ?

    Je lui pose une main amicale sur l’épaule pour l’installer au salon.

    - Si vous voulez que votre séjour se transforme en enfer, continuez à dire que vous aimez rendre service, je vous garantis le renouvellement des peintures et quelques réparations de plomberie…