• UN TRIO DANS LA TOURMENTE

    UN TRIO DANS LA TOURMENTE

     

     Les voies du Seigneur sont impénétrables.

    De ce fait, il n’y a rien d’étrange à ce qu’elles soient à l’image de nos destinées. Fruit d’une rencontre, je ne vais pas faire le portrait d’un homme, mais le dessin de trois silhouettes, considérant que, dans le cas présent, trois anonymes ont plus de valeur et de portée que trois descriptions qui se résumeraient aux individus eux-mêmes. Nous sommes en 1975 à Beyrouth, la ville s’autodétruit, s’immole, se suicide. Certains quartiers, privés de lumière, révèlent le déplacement furtif de silhouettes sur fond d’incendie. Ce sont les combattants qui s’organisent, le peuple libanais qui se déchire.

    La route de Damas dessine déjà la ligne de «front» entre l’Est et l’Ouest, séparant les chrétiens des autres, car la mosaïque culturelle et exemplaire vient de voler en éclats. Dans certaines zones, la situation est confuse. Elles ont des similitudes avec l’embrasement de l’Espagne dans les premières heures de la guerre civile. On ne sait pas trop qui tient quoi, qui est avec ou contre soi, qui est où… C’est une terrible confusion dans laquelle se mêlent embrassades, meurtres et exécutions sommaires, selon où l’on se trouve, chez qui l’on est. Dans cette atmosphère irrespirable, dans le fracas des façades qui s’effritent, les explosions et les tirs d’armes automatiques, trois hommes se retrouvent dans un poste de commandement chrétien pour demander de l’aide…

    Leur quartier ne compte plus un seul individu en âge de se battre, tous ceux qui peuvent porter une arme sont déjà «mobilisés» et la communauté, prostrée dans les sous-sols et les caves, livrée à elle-même, ne se compose plus que de vieillards, de femmes et d’enfants. Or, l’approche palestinienne est imminente. Ces trois hommes sont donc tout ce qu’il reste de «valide» pour faire la jonction sur une brèche d’une centaine de mètres.

    Un trou béant qui s’offre à l’adversaire.

    Le Commandant sur place est débordé. Il ne peut rien faire dans l’immédiat si ce n’est d’armer ces trois hommes dans l’attente d’un renfort hypothétique. Une situation au parfum d’Hemingway, à côté, c’est un conte pour enfant ! La particularité de ces trois hommes est, qu’ils ne se connaissent pas, ils s’étaient vaguement aperçus comme on peut le faire avec tout voisinage, sans plus. Du moins, c’était avant cette intervention, une initiative collective pour demander de l’aide devant l’imminence du péril.

    Il y avait donc un commerçant, un prof de philosophie et un retraité, des adultes d’âges mûrs que rien n’avait préparé à une telle situation avec une si lourde responsabilité. Mais ce qui est le plus extraordinaire, c’est que cette nuit va souder dans la destinée et au coude à coude des êtres aux diversités des plus marquées : un Juif, un Français et un Allemand, deux croyants et un athée, en résumé, des origines culturelles que tout semblait opposer.

    Pourtant, ils étaient là, armés, devant cette brèche.

    «Nous avions la peur au ventre. Après une longue hésitation, nous avons pris position à l’extrémité de la rue la plus exposée puis nous avons attendu l’heure ultime et le moment fatidique qui nous semblait inévitable».

    Les femmes quittaient leurs tanières pour leur apporter de l’eau, un peu de nourriture, se lamenter sur leur sort, leur abandon. Elles avaient l’apparence de fantômes qui se faufilaient dans la nuit. Certaines, plus volontaires, voulaient également des armes pour protéger leurs enfants mais ce n’était pas possible, la zone manquait de tout et on agissait dans l’urgence. Il fallut donc de l’autorité et même de la menace pour les contraindre à se remettre à l’abri.

    Puis la rue se vida de nouveau, les trois hommes se retrouvaient encore seuls.

    Cette nuit là, chaque minute pesait lourdement. Les explosions ou détonations déchiraient le silence ça et là, chacun imaginant la provenance des combats par les lueurs répétées qui éblouissaient par instants les différents quartiers. Le regard des sentinelles improvisées perçait l’obscurité pour remarquer au loin  l’approche d’ombres de plus en plus inquiétantes qui investissaient la zone abandonnée. A l’exception de quelques vieillards qui s’y refusèrent, la quasi-totalité des habitants avait fui pour se regrouper ici, dans les caves de ce quartier autrefois si paisible et sous la protection de ces trois hommes.

    Les premières détonations «test» éclatèrent comme une délivrance, après une courte hésitation ils ripostèrent… Le combat était engagé.

    «Elle avait été libératrice, pour moi, un pacifiste né !  Mon arme venait d’exorciser ma peur».

    Puis après un bref échange, ce fut de nouveau le silence avant que les ombres courbées progressent pour tester une nouvelle fois la résistance.

    «Pendant les courtes accalmies, les moments « vides », nous parlions à voix basse pour nous réconforter mutuellement, c’est comme ça que j’appris que j’étais le seul à ne pas avoir été soldat. L’un l’avait été dans l’armée israélienne, l’autre dans sa jeunesse dans la waffen SS, c’était sidérant !".

    L’avancée palestinienne n’était pas assez forte et assez puissante pour se risquer plus en avant, ignorant la terrible fragilité de ses adversaires, sinon elle s’y serait facilement engouffrée. Cette hésitation sauva les trois défenseurs. Aux premières lueurs du jour, des miliciens chrétiens vinrent prendre position et si le quartier était sauvé il n’en était pas moins des plus exposés pour les combats futurs, d’interminables combats.

    J’avais demandé à mon ami Max «Et alors, cette nuit ne fut pas trop difficile ?» Il se contenta de sourire, simplement, sans fierté, le plus humblement du monde…

    «Pour un professeur de philosophie, ce fut une expérience bouleversante, nous avons été unis, échangeant même des gestes de sympathie et des sourires, malgré tout ce qui nous séparait. Nous avions la sensation de devoir faire face à un péril qui dépassait la raison de nos clivages, pour quelque que chose de plus grave… d’essentiel».

     

    UN TRIO DANS LA TOURMENTE



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