• « TONTON »

     

    Il était originaire de Normandie, une jeunesse lointaine entre les hauts murs d’un collège à Caen et une ferme perdue aux bords de l’Orne.

    Une vie un peu en zigzag après des études de cuisinier et un passage à l’armée...

    Mais poussé par un besoin de liberté, il continuera son chemin sur les plages des Caraïbes comme orpailleur, chasseur, cuistot, barman et guide pour touristes en mal de sensations  jusqu’au jour où je l’ai rencontré. Il était à l’automne de son existence… Incapable d’être encadré par toute forme de société, il avait choisi la forêt. Pas n’importe laquelle, la vraie, celle qui reste obstinément sauvage, la forêt amazonienne. A côté d’elle, la Jungle serait à l’image des Pins des Landes…

    Il avait trouvé un boulot idéal, qui convenait parfaitement à son besoin d’indépendance, gardien de carbet.

    Effectivement, perdu au cœur de la forêt, il pouvait vivre pleinement sa liberté, seul dix ou quinze jours de rang, parfois trois semaines, dans cet univers sauvage où l’homme est encore par moment gibier. Question de vigilance ou caprice de destinée.

    Sa seule et unique ressource était une retraite minimum qui lui payait tout juste son tabac, de quoi se saper ce qui dans ce pays n’était pas trop compliqué, quelques provisions de base et surtout son carburant, le rhum. Pour la nourriture, il se servait sur place, ce n’était pas compliqué, il pêchait dans la rivière, au filet, chassait aussi, sans oublier quelques compléments notables du genre cœur de palmiers ou cannes à sucre. Dire que pour le commun des mortels c’était une vie de rêve, c’est un poil exagéré, mais pour lui, oui.

    Sur cette rivière, la Légion étrangère envoyait parfois des patrouilles, ces dernières ne manquaient jamais de faire un arrêt discret chez «Tonton», phénomène bien connu et pris en sympathie, pour boire le coup à l’ombre du Carbet et le ravitailler en toutes choses, boîtes de rations, boissons et, bien entendu, rhum… C’était sympa et d’une grande générosité.

    «Tonton», car c’était son surnom, était pauvre à n’en pas douter et pourtant, comme il me le confiait un soir, «Je suis plus riche qu’un Indien ! Car ce con a accepté le RMI, il est déjà dans le système, pas moi !». C’était sa philo à ce vieux blanc aux cheveux plus sel que poivre et à la barbe en broussaille.

    Il gardait donc ce grand carbet et, pour ceux qui l’ignorent,

    un «Carbet» est en fait une simple toiture sur un plancher surélevé sous lequel on dort avec des hamacs. Il est parfois fait de branches et de feuilles, parfois plus solide en planches, ce qui était le cas. Celui-ci avait d’autre part l’avantage de disposer de deux pièces fermées ce qui me permettait  de pouvoir y abriter ma femme et mes enfants quand nous venions y passer une fin de semaine. Je me souviens de nos heures de routes et de pistes pour nous y rendre, la piste finale était toujours ravinée profondément et ponctuée de passages délicats pour ne pas dire périlleux pour déboucher après « quelques sueurs froides » au bord d’une large rivière à l’eau trouble et jaunâtre.

    Pour appeler notre hôte, afin qu’il vienne nous chercher, il y avait un signal, un «numéro de téléphon » qui se composait de deux coups de fusil ! Les deux détonations raisonnaient le soir, sur la forêt, suivit dans le lointain du bruit d’un moteur de pirogue. Il suffisait d’attendre une vingtaine de minutes pour voir apparaître notre brave compagnon, l’œil gourmand, fixé sur nos glacières.

    La bière était convoitée, le rhum espéré.

    Souvenirs de nos marches dans les marais, nos «courses» dans la végétation épaisse au bonheur d’un coup de fusil ou d’un relevage de filet en rivière… Que de bons moments.

    Un soir, le relevé du filet fut pour moi l’occasion d’une belle frayeur, alors que nous avions le dos tourné, concentrés sur notre pêche miraculeuse, «Tonton» venait d’apercevoir une pirogue de Brésilien qui s’apprêtait à nous surprendre, nous devions notre salut au tir sans équivoque de mon compagnon qui à fait un carton, entrainant la fuite des inconnus à toutes pagaies.

    Avec lui, j’accumulais des clichés, des images, des souvenirs pour la vie.

    Mais «Tonton» avait un problème, un problème qui personnellement m’inquiétait. C’était une sorte de défi permanent avec un «Puma» selon le terme local, une belle bête, pour le moins dans les 130 kilos et qui «côtoyait» de façon provocatrice les abords du carbet. Tous deux se disputaient le même territoire de chasse, à ne pas croire, jusqu'à se disputer les mêmes proies. Une provocation constante qui, pour moi, n’avait qu’une issue… La fin de l’un des deux belligérants. Le problème, c’est que je ne misais pas sur notre gardien, trop confiant, à mon sens trop insouciant, en fait, trop tout ! Comme le rhum qui distillait dans ses veines en permanence.

    La nuit il ronflait comme un soudard au point de foutre les chocottes aux singes hurleurs !

    Je le mettais souvent en garde, «Tu es tellement bourré qu’un jour il va te cravater dans un layon comme un lapin ! S’il ne vient pas te chercher dans ton hamac !» Mais mon brave vieillard rigolait, il me montrait son fusil en me disant que si l’autre voulait prendre une prune, il lui suffisait de se pointer… Belle certitude, seulement «l’autre» se pointait belle et bien à quelques mètres de notre Carbet et je sais de quoi je parle, je l’ai vu ! La nuit, à quelques mètres du carbet, il attendait, couché et patient. Une raison de plus et pas des moindres pour y laisser  ma femme et mes gosses dans l’une des chambres qui fermait afin de rester avec mon vieux fou sur la terrasse, dans nos hamacs.

    Une nuit je l’ai vu se dresser et partir complètement bourré, allumé comme un spot, titubant, la lampe de travers sur le front. Il avait pris juste avant son fusil et trois quatre cartouches à la hâte, comme un mec qui prend un peu de monnaies avant d’aller faire son PMU, la routine quoi... Cette nuit là n’était pas exceptionnelle, combien de fois ne devait-il pas se prendre d’une envie de chasser comme ça, à l’improviste, pour faire bouillir la marmite le lendemain ? Et moi je le voyais disparaître dans l’obscurité, avalé par le feuillage, impuissant.

    J’avais, cette fois là, passé une nuit blanche. Je me tenais prêt pour lui porter secours au moindre signe de détresse en sachant que, de toute  façon , ce serait trop tard et encore, si je pouvais le retrouver !

    Mais je m’étais inquiété pour rien, cette fois encore il était revenu au petit jour, dégrisé et souriant jetant le fruit de sa randonnée nocturne sur le plancher. Mais à ce moment précis, je suis certain de ne pas avoir rêvé… derrière, à une vingtaine de mètres, des feuilles ont bougé et une longue forme sombre s’est faufilée dans la végétation.

    - «Je crois que ton pote était derrière toi…»

    Il a haussé les épaules en posant son arme sur la table.

    - «S’il croit que je l’ai pas vu ce con ! Mais si ça l’amuse…»

    Voilà comment réagissait cet incorrigible bonhomme, stoïque, imperturbable comme une bonne Normande devant le passage d’un train alors que nous ne cessions de nous faire un sang d’encre pour lui.

    Une paire d’années passées, le contentieux était toujours au même point.

    Nous retrouvions le temps d’un week-end ce «couple» dangereux. Une fois, alors que nous avions un couple d’amis avec nous, la femme s’était fait surprendre par le fauve qui l’attendait devant les chiottes improvisés, au bord de la rivière. «Tonton» avait avoué qu’il lui était arrivé la même mésaventure mais qu’il s’en était tiré sans mal, d’autant qu’il n’avait pas d’arme et que le fauve l’avait visiblement compris… On a jamais su comment il s’en était réellement tiré du reste.

    L’alerte avait été chaude.

    Plus tard, quand cette terre ne m’inspirait plus rien, nous avions décidés de retourner en métropole et, dans l’avion du retour, j’ai longuement pensé à lui… Il était l’un des personnages qui m’avait beaucoup marqué, pourtant, ils étaient nombreux les Français «décalés» de ce pays, mais «Tonton» avait le pompon !

    Depuis, je n’ai plus de nouvelle.

    Au bout d’un monde, dans une forêt profonde, un vieux blanc jouait au chat et à la souris avec un fauve.

    Qui a mangé l’autre ?

     

    TONTON



  • SOUVENIRS D’ITALIE

     

     

    Je suis français jusqu’au bout des ongles par amour de l’histoire de mon pays et de sa culture.

    J’en accepte toutes les qualités et les travers, comme cette "prétention" qui nous est  souvent reprochée  de l’étranger pour laquelle je suis même fier. Oui, nous sommes souvent un peu  "hautains", oui, nous n’apprenons pas les langues, mais il n’est pas facile d’être les héritiers d’une grande nation et d’un empire ! Nous avons les circonstances atténuantes, il est sûr que bien des pays n’ont pas cet héritage, ils ne peuvent pas comprendre. Moi je l’accepte et l’assume, par la même occasion, j’emmerde les pinailleurs et donneurs de leçons. Je suis aussi un môme de banlieue, cousin du "Titi parisien" et descendant de Gavroche, il ne faut pas déconner, si ce ne sont pas des lettres de noblesse  ça ?! Je les trouve bien plus populaires et enracinées que celle de notre président et de ses ministres, bien plus belles en couleurs que celles  des ténors, toujours à la limite du tragi-comique, vert, rose ou rouge.

    Mais voilà, j’ai aussi un second amour, il est là, caché dans mon cœur attendri, l’Italie.

    A l’instant où je couche en vrac quelques épisodes de ma vie, de mes rencontres, des confidences qui me furent faites ou des témoignages que l’on a bien voulu m’apporter, je ne peux détourner ma pensée de ces étés sous le ciel d’Italie, pays de la douceur de vivre pour l’enfant que j’étais.

    Ah ! L’Italie…

    Ce pays au lendemain de la guerre, celle qu’eux et nous n’aurions jamais dû faire, était paradoxal. Autant il était plus moderne que nous dans les infrastructures autant nous le trouvions très en décalage socialement. Pourtant, Dieu sait combien nous étions modestes, mais c’était flagrant. On m’expliqua plus tard, quand la liberté d’expression se décomplexe et reprend ses droits, qu’il eu fallu  connaître le pays avant pour comprendre que ce que je considérais comme "pauvre" était un énorme progrès comparé à la "misère" dans laquelle les gens barbotaient avant une mise à niveau par Benito.

    En attendant, dans notre village, je pouvais suivre avec intérêt et même passion une vie rurale animée.

     -  «  L’Anguria ! L’Anguria ! »

    A six heures du matin le marchand de Pastèque passait avec sa carriole en faisant sonner une cloche à toutes  volées, c’était le début de la journée, même aux coqs assoupis il trouvait le moyen de leur faire la pige ! Nous étions réveillés. Quand je me levais le matin il me fallait descendre par un escalier extérieur pour retrouver la salle à manger et la cuisine où  je prenais mon petit déjeuner avec Marino. Une grande cour fermée était illuminée par le soleil où un chien noir, enchaîné, levait sa tête et battait de la queue en m’apercevant, c’était un rituel, je crois qu’il m’aimait car j’étais le seul à lui faire des caresses. Dans cette communauté dure à la tâche on ne s’apitoyait pas sur les bêtes. Marino était l’un de mes oncles, un homme charmant et doux, toujours silencieux, le visage blessé de rides profondes et la peau cuite par des années de soleil. Autant j’étais attaché par cet homme discret au regard empreint de bonté, autant il me fusillait l’appétit quand je le regardais remplir son bol de limonade pour y tremper des petits bouts de pains, une fois la préparation terminée, il touillait doucement avec une cuillère avant de la porter à la bouche.

    Génial.

    Le matin tôt, la chaleur se faisait sentir, elle prenait de la place, toute sa place au point que les volets étaient déjà clos, il fallait garder la fraîcheur et cette pénombre s’imposait. Nous entendions l’agitation de la rue, le son mélodieux de la langue, des mots chantants auxquels je ne comprenais rien mais qui me berçaient. Il y avait aussi par moment le roulement des roues d’une charrette sur le pavage composé de galets, le claquement régulier des sandales de bois se mêlaient à ceux des sabots ferrés, tout une vie m’appelait et je trépignais d’impatience pour courir dans la rue ébloui par le soleil.

    Pour ma cousine Maria, plus âgée que moi, ma présence pouvait être un dérivatif aux contraintes quotidiennes sous prétexte de veiller et de me promener. Comme c’était une belle jeune fille l’occasion lui était donnée de pouvoir se faire complimenter par les jeunes gens auxquels elle tapait noblement l’ignore non sans savourer des flammes qui se déclaraient aussi spontanément. C’est avec elle et  mes cousins Mario et Raymondo que je vivais chaque année mes bonheurs Italiens et ces arômes inoubliables. Avec mes parents nous descendions à l’Adda une rivière large et nerveuse ou nous pouvions nous baigner, pêcher, parfois nous la traversions avec une barge que poussait un homme avec une perche, un câble en acier nous assurait pour ne pas nous laisser entraîner… De l’autre côté, c’était "Le Grand Paradiso", un restaurant avec une terrasse en bois, ouverte, ou nous pouvions manger une friture. Les femmes parlaient de la famille, les hommes de politique, nous, les plus jeunes, mangions en chahutant en ne prêtant pas attention aux conversations sérieuses et agitées des "grands".

    Après le repas en famille la sieste s’imposait, il n’y avait pas moyen de trainer ses basques avec une telle chaleur, alors c’était étrange, le village si vivant le matin semblait endormi  à jamais, plus un bruit venait perturber ce silence profond, seul le bourdonnement lointain et régulier des insectes s’entendait, et encore, nous y étions habitués. Je ne voulais pas dormir mais c’était toujours la même chose, la fraîcheur de la chambre l’emportait et je n’ouvrais les yeux qu’aux  premiers claquements de volets, un, puis deux, puis c’était un peu partout le même bruit.  On se réveillait alors que l’après-midi était largement entamée, pour ne pas dire que nous côtoyons le début de soirée. Si j’ai bonne mémoire, tout reprenait vie vers les 16h. Les maisons bougeaient, frissonnaient, les conversations reprenaient, c’était le café en vitesse avant le retour au champ, à la vigne ou au potager. De ma fenêtre je regardais souvent ces hommes, lèves tôt au possible, se rendre sur leurs  lieux de travail pour une paire d’heures.

    Et toujours le claquement des sandales de bois…

    Il m’arrivait de suivre Carly pour quelques bricolage ou Marino à sa vigne avec ses grappes de raisins bleus, presque noirs, petits à la peau épaisse mais ho combien savoureux, sucrés, ce qui me valut de bonnes chiasses ! Mon père, qui ne comprenait pas un mot d’Italien restait à l’ombre d’une tonnelle à la vigne chargée pour boire un verre avec Marino et ils parlaient pendant des heures ! Ça restera toujours pour moi un mystère… Ils se comprenaient fort bien et moi je les écoutais vaguement, allonger sur le toit de l’abri en brique pour m’empiffrer du fruit sucré.

    Tous les ans, à la même époque, il y avait un concours entre les villages. Les jeunes étaient autorisés à utiliser les cloches de leur église pour diffuser à un moment précis leurs créations musicales, courtes, mais qui se devaient être les plus mélodieuses. L’arbitrage ? C’était tous les habitants qui écoutaient chaque soir ce duel incroyable de village en village. Pour utiliser les cloches il fallait inventer et fabriquer soit même un système afin de les percuter convenablement et avec précision.

    Raymondo qui devait avoir quinze ou seize ans à l’époque avait fait le sien.

    J’étais trop heureux de les accompagner pour monter au clocher, nous nous installions et attendions que les autres jeunes des clochers voisins terminent leur morceau, je vous assure que c’était passionnant. Soudain je voyais les poings de mon cousin se fermer, se dresser, puis s’abattre sur les cales de bois, la fonte vibrait et Santo Lorenzo soufflait dans la campagne sa mélodie…

    Des moments comme ceux-là laissent des traces.

    Quand nous passions à table, c’était réglé, on devait se taper les bonnes soupes de Célesta, une femme petite et forte avec de gros yeux qui m’impressionnaient. Il fallait ça pour me faire avaler le poivron que je détestais à l’époque et qui était systématiquement collé à tous les repas. Mais restait la suite, tout d’abord la charcuterie qui, en Italie, est aussi incontournable qu’en France et la "Polenta" dont je raffolais et qui accompagnait les plats en sauce. Tous ces gens n’étaient pas riches, loin s’en faut, mais tout comme chez nous ils vivaient et se nourrissaient correctement. A table les conversations allaient bon train, il fallait traduire et c’était un peu gonflant mais à grand renforts de gestes mon père parvenait à se faire comprendre et les malentendus ajoutaient autant de bonne humeur.

    Avant la tombée de la nuit Maria, sous prétexte de me promener avant de me coucher, sortait retrouver une voisine afin de pouvoir faire quelques pas à la fraîcheur du soir. Nous allions au pied de l’Eglise, en bordure du village sur une petite esplanade de graviers  ou des bancs de pierre étaient sagement alignés sous des rangées de Muriers. Autour de nous s’étendaient des champs de blé, de Mais, c’était le calme et elles pouvaient se laisser aller aux confidences, comme toutes les jeunes filles de leur âge… Assis sur l’herbe, à leurs pieds, je me laissais caresser les cheveux en écoutant ces murmures qui me berçaient, ces rires étouffés, cristallins, tout en perdant mon regard vers cette campagne odorante qui s’assombrissait.

    Quand les premières étoiles brillaient dans l’obscurité naissante nous rentrions silencieusement, enfin, toujours accompagné du claquement sec des sandales…

    J’ai bien d’autres souvenirs, cela va de soi, mais j’espère avoir déjà insufflé à mon lecteur ou ma lectrice une part de bonheur sous le ciel d’Italie.

    SOUVENIRS D'ITALIE


     


  • SOUS LE CIEL DE NORMANDIE

     

     La petite fille avait regardé l’avion perdre de l’altitude avant de disparaître.

    Le pilote allemand avait fini par se faire descendre et ça tenait déjà du miracle si son atterrissage forcé dans ce champ de Normandie ne s’était pas trop mal passé, ceci dit, il y avait eut de la casse.

    Avec difficulté, le jeune allemand d’une vingtaine d’année avait réussi à s’extirper de son siège malgré son pied blessé qu’il dégagea en laissant sa botte dans le poste de pilotage. Si sa souffrance était vive elle en restait supportable, par contre, il était dans l’impossibilité de marcher et c’est avec soulagement qu’il avait aperçu trois paysans se diriger vers lui.

    Les hommes se sont fait aimables, ils lui demandèrent s’il comprenait le français, mais visiblement ce jeune homme ne parlait que sa langue natale, alors, à force de gestes ils lui firent comprendre qu’ils allaient l’emmener au village pour y recevoir les premiers soins.

    Trimballer un mec qui ne marche que sur une jambe n’est pas une mince affaire, l’un des sauveteurs se chargea donc de porter son arme pendant que les deux autres le maintenaient de chaque côté pour joindre dans un premier temps la ferme la plus proche, celle ou la petite fille y était réfugiée avec sa mère, témoin et rapporteuse de cette journée.

    On avait fait asseoir le pilote.

    La petite fille regardait l’Allemand qui n’était pas encore physiquement adulte, il conservait encore quelques traits d’adolescence et dans son état, pour un occupant, elle le trouvait particulièrement inoffensif. Mais on a  beau être une gamine, on comprend le langage des adultes et soudain elle s’est sentie prise de frayeur…

    Elle regardait tour à tour les hommes et le prisonnier.

    Ce dernier était soulagé, pour lui c’était la fin de la guerre pour un bon bout de temps, l’hôpital, la convalescence et puis la famille… Décidément, cette belle journée sous le ciel de Normandie était son jour de chance.

    L’un des hommes qui l’avait aidé s’éloignait, il allait probablement chercher des secours…

    Mais la petite fille avait entendu les trois hommes parler entre eux, ce que le comparse allait chercher ce n’était pas le salut, mais une corde pour le pendre.

    Dans un petit bois non loin de Granville.

     

    SOUS LE SOLEIL DE NORMANDIE

     



  • LA REGLE

     

    Je ne me souviens plus du nom de ce professeur qui m’avait fait la classe une paire d’années mais le surnom que je retiens c’est «la règle» pour sa manie, en dernier recours, de nous taper sur le bout des doigts avec la sienne.

    Ceci étant, ce n’était pas courant.

    Aujourd’hui, quand je pense aux professeurs qui gémissent sous le poids de la fonction, je ne peux m’empêcher d’imaginer ce que les nôtres endurèrent ! Je le revois, petit et sec, le visage un peu creux qui devait donner bien du souci à son rasoir car il avait toujours cette ombre permanente sur les joues, un regard clair et vif avec, des cheveux grisonnants, clairsemés, mais toujours bien coiffés. C’était ça «La règle», pas négligé pour deux ronds, l’exemple même du sérieux et de la rigueur dans le vestimentaire. Chaque matin il accrochait la veste de son costume au porte manteau, enfilait sa blouse grise qu’il serrait avec sa ceinture puis réajustait sa cravate avant de glisser ses doigts pour vérifier si son crayon et ses deux stylos étaient bien alignés comme à la parade, un bleu et un rouge…

    Nous assistions à ce rituel sans un mot, observant la date inscrite la veille au soir avec la phrase de la morale du jour du genre «Bien mal acquit ne profite jamais» ou que sais-je encore… puis il montait sur l’estrade pour nous faire face, avec ses chaussures marrons, rutilantes, si bien cirées que nous aurions pu nous voir dedans. Devant lui nous étions une bonne quarantaine, pour la plupart enfants de couches les plus modestes de la société, pour ne pas dire pauvres, avec tout ce que ça peut comporter comme phénomènes coléreux ou disjonctés, fils de ménages agités ou alcooliques. Pourtant, nous avions cet instant matinal, silencieux, où tous les élèves regardaient leur maître dans l’attente du cours.

    Le respect ne se pensait pas il était naturel.

    Je n’ai jamais assisté à la moindre rébellion, la plus petite réflexion, on levait la main ou le doigt et c’était des «M’sieur !» à n’en plus finir alors que lui-même s’adressait toujours à nous en nous vouvoyant. La récréation, le départ à la cantine ou la sortie du soir étaient tout aussi silencieux, en rang par deux, il arrivait que «la règle» ait frappé dans la journée pour un mot échangé, un bavardage surpris, une boulette lancée, c’était la punition, la paume tournée vers le plafond, les doigts joints et hésitants attendaient le petit coup sec et douloureux de la barre de bois. Après coup on en riait, il faut croire que ce n’était pas aussi insupportable et puis, n’était-ce pas la règle ?

    Quand la classe était silencieuse, il s’habillait, saisissait sa sacoche et tenait sa quarantaine de cahiers sous le bras pour les corriger le soir… Lui, il avait réellement du boulot mais ne

    s’en plaignait pas, ce n’était pas un métier qu’il pratiquait mais une mission, la nuance est d’importance.

    A présent, quand je revois ce petit professeur et tous ses semblables je n’ai que de bonnes pensées et des remerciements aux lèvres.

    Une leçon à tirer…

    LA REGLE



  • Lucie


    La chance n'est pas une fatalité, la malchance non plus, ça répond à une science ignorée que personne ne peut donc déterminer.

    Lucie, petite boulotte, n'était pas une mauvaise fille, bien au contraire. Courageuse à la tâche, elle était de ces femmes qui laissent passer la vie comme on regarde passer un train, sans passé ni avenir. Elle finit tout de même par trouver un bon gars, assez costaud, un ouvrier qui ne ménageait pas sa peine et qui ramenait un salaire suffisant pour deux.

    Ils vécurent donc dans le silence d'un bonheur partagé et discret. Lui ne buvait pas, il lisait son journal le soir ou écoutait la radio avec son épouse, une vie presque normale en fait. Mais il avait fait la guerre de 14 et sa chance d'en être sorti vivant était un leurre. Intoxiqué par les gaz, il finit par tomber gravement malade et disparut subitement.

    Ne pouvant assurer sa subsistance, Lucie reprit son travail, un petit boulot à domicile. Elle s'usait la vue et les doigts à coudre du cuir, un travail ingrat payé à la pièce.

    A côté de chez elle vivait sa sœur, la porte voisine. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'elles ne s'entendaient pas tellement, mais elles étaient sœurs et en ce temps là ça imposait, pour le moins, un respect réciproque. Or, sa sœur Marthe avait la fâcheuse habitude de mettre ses enfants à la DASS comme on dépose un bijou chez ma tante… on doit en prendre vite l'habitude car après l'aîné, la cadette, ce fut l'avant-dernier qui prit le chemin des hauts murs de l'assistance publique. Jusqu'au jour où le dernier arriva. A peine les yeux ouverts, il allait rejoindre la bétaillère quand le sang de Lucie ne fit qu'un tour. Elle l'arracha littéralement aux mains de l'administration pour l'adopter.

    Je passe sur les détails aussi longs qu'une ligne de l'Orient express pour en venir aux faits : Il partagea vite le petit appartement de deux pièces, une cuisine et une chambre, jusqu'à partager le même lit.

    Et voilà comment le petit Jean, dit jeannette dans le quartier, poussa entre la lumière vive de la cuisine pour y faire ses devoirs, la rue pavée qui le menait à la communale et la chambre obscure où il fit sa première approche littéraire avec "Le tour de France de deux enfants", un nom comme ça… très connu à l'époque. Lucie n'avait pas ménagé ses heures durant toutes ces années, prenant soin de ce gamin à qui elle donnait tout l'amour que pouvait donner une femme frappée si durement par le destin.

    Il n'y eut pas d'autre homme, elle avait le sien, un beau garçon, un peu chétif par le "manque" et qui semblait prêt à s'épanouir à la première occasion.

    Une vie aussi d'éveil permanent avec une sœur qui ne manquait jamais de faire des reproches au gamin, son gamin, qu'elle voulait protéger de toutes ses forces. Certificat d'étude, la première fierté, puis les cours du soir et la qualification de dessinateur industriel, le sacrement. La récompense. Mais les années avaient passé et, un jour, ce fut la rencontre de Jeannot avec une belle jeune fille, le mariage… Une cérémonie modeste mais émouvante, la séparation, le vide. Le petit deux-pièces devenait démesuré. Une quinzaine d'années de solitude avec des joies éphémères.

    Jeannot venait souvent le dimanche, parfois la semaine. Il l'invitait aussi chez lui. Depuis, il avait un enfant… Vint le moment où il trouva un beau logement, tout neuf, avec salle de bains, toilettes indépendantes et grand balcon. Il lui avait réservé une chambre pour elle… et elle avait accepté. Mais ce bonheur programmé était un nouveau leurre. La vie à quatre n'est pas une garantie de sérénité et elle voulut s'éloigner pour laisser son poussin s'envoler.

    Elle est morte dans une maison de retraite… avec la discrétion que ses amis lui connaissaient.

     

    LUCIE

    Lucie






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